LA « MORT DÉLECIEUSE »
1
Dans la cuisine de Little Paddocks, miss Blacklock donnait des instructions à Mitzi.
— Des sandwiches aux sardines, des scones... Vous les réussissez admirablement... Et aussi votre fameux gâteau !
— Il s’agit donc d’une « party » ?
— Oui. Nous fêtons l’anniversaire de miss Bunner et j’aurai quelques amis...
— Si c’est comme la dernière fois !
Miss Blacklock s’imposa de ne pas relever cette impertinence. Elle voulait rester calme.
— Ce ne sera pas comme la dernière fois. Le gâteau dont je parle, c’est celui que vous appelez Schwitz je ne sais quoi !
— Je m’en doute. Mais je n’ai rien de ce qu’il faut pour le faire. Il me faudrait du chocolat, du beurre – beaucoup de beurre – du sucre, des raisins noirs...
— Vous aurez tout ça !
Le visage de Mitzi s’éclaira.
— Alors, je vous ferai un gâteau extraordinaire !... Et, dessus, avec de la crème glacée au chocolat, j’écrirai : « Meilleurs vœux »... Vos invités diront que c’est délicieux...
Ses traits s’assombrirent.
— Et Mr. Patrick... Je ne veux pas qu’il appelle mon gâteau « Mort délicieuse » !
— Mais c’est un compliment, Mitzi ! Il veut dire par là que, pour savourer un tel régal, on ferait le sacrifice de sa vie...
— Oui, mais ce mot... mort…
Miss Blacklock mit fin à la discussion en se retirant. Dans le couloir, elle rencontra Dora Bunner.
— Edmund Swettenham vient de me téléphoner pour me souhaiter un bon anniversaire. Il viendra cet après-midi et m’apportera un pot de miel. J’ignorais qu’il sût quel jour je suis née.
— Tout le monde a l’air de le savoir. Tu as dû parler, Dora...
— J’ai dit, l’autre jour, que j’aurais aujourd’hui cinquante- neuf ans...
Miss Blacklock cligna de l’œil et rectifia :
— Soixante-quatre, Dora !
— Et miss Hinchliffe m’a déclaré : « « Vous ne paraissez pas votre âge. Et quel âge croyez-vous que j’ai, moi ? » Une question assez étonnante de sa part, car c’est une femme qui n’a pas d’âge. Elle m’a dit qu’elle m’apporterait des œufs...
— En somme, ton anniversaire s’annonce gentiment... Un pot de miel, des œufs... la magnifique boîte de chocolats que t’a donnée Julia...
— Comment elle fait pour se procurer des choses pareilles, je me le demande !
— Mieux vaut ne pas l’interroger ! Il y a du marché noir là- dessous !
— Et tu oublies ton cadeau !
Miss Bunner contemplait d’un œil satisfait la superbe broche en diamants qui ornait son corsage.
— Elle te plaît ? J’en suis bien contente. Je n’ai jamais aimé les bijoux.
— Moi, celui-là, je l’adore !
— Tant mieux ! Viens avec moi ! On va donner à manger aux canards...
2
— Mais qu’est-ce que je vois ? s’écria Patrick de son ton le plus mélodramatique, tandis que les invités prenaient place autour de la table de la salle à manger. Autant que je sache, c’est bien une « Mort délicieuse » !
Miss Blacklock protesta :
— Ne dis pas ça ! Mitzi a horreur que tu donnes ce nom-là à son gâteau !
— C’est le gâteau d’anniversaire de Bunny ?
— Effectivement, dit miss Bunner. On me gâte, comme vous voyez !
Elle n’avait cessé de le répéter depuis l’arrivée du premier invité, le colonel Easterbrook, qui lui avait offert une superbe boîte de bonbons.
Lorsqu’on se leva de table, Julia ne se sentait pas très bien.
— C’est ce gâteau, expliqua-t-il. La dernière fois déjà...
— Bah ! répliqua Patrick. Après un tel régal, on ne peut rien regretter !
On gagnait le salon.
— Vous avez un nouveau jardinier ? demanda miss Hinchliffe à miss Blacklock.
— Non. Pourquoi ?
— J’ai vu un homme qui rôdait autour du poulailler. Une espèce d’ancien militaire...
— Ah ! celui-là ? dit Julia. C’est notre détective.
Mrs. Easterbrook en laissa tomber son sac à main.
— Un détective ?... Mais pourquoi. ?
— Je n’en sais rien du tout, répondit la jeune fille. Il garde un œil sur la maison, c’est tout ce que je sais. J’imagine que c’est pour assurer la protection de tante Letty...
— C’est bien inutile ! affirma miss Blacklock. Ma protection, je suis capable de l’assurer moi-même.
— D’ailleurs, reprit Mrs. Easterbrook, cette histoire-là, c’est terminé ! Au fait, je voulais vous le demander, pourquoi l’enquête a-t-elle été ajournée ?
— Ça signifie simplement, répondit son mari, que la police n’est pas satisfaite.
— Mais « pas satisfaite » de quoi ?
Le colonel hocha la tête, de l’air d’un monsieur qui aurait pu en dire long. Edmund Swettenham, qui ne sympathisait pas avec Easterbrook, jugea le moment venu d’intervenir dans la conversation.
— La vérité, c’est que nous sommes tous suspects.
— Mais suspects de quoi ? demanda Mrs. Easterbrook.
— D’aller et de venir, avec l’intention bien arrêtée de commettre un assassinat à la première occasion !
— Monsieur Swettenham, je vous, en prie !
C’était Dora Bunner qui protestait.
— Je suis bien sûre qu’il n’y a ici personne à qui l’idée pourrait jamais venir de tuer notre chère Letty !
Il y eut un moment de gêne. Edmund, les joues en feu, assura qu’il ne s’agissait que d’une plaisanterie, et Phillipa ayant eu la bonne idée de proposer de « prendre » à la radio le bulletin d’informations de six heures, ce fut avec enthousiasme qu’on accueillit cette suggestion.
— Celle qui manque en ce moment, murmura Patrick à l’oreille de Julia, c’est Mrs. Harmon. Elle serait ici, je suis persuadé qu’elle nous dirait, de sa voix haut perchée : « Malgré cela, miss Blacklock, il doit être infiniment probable qu’il y a quelque part quelqu’un qui attend un moment favorable pour vous assassiner. Vous ne croyez pas ? »
— Je suis bien contente qu’elle ne soit pas là, dit Julia, et cette vieille fouine de miss Marple non plus !
On écouta les nouvelles de six heures, ce qui provoqua quelques échanges de vues sur la bombe atomique et les menaces qui pesaient sur la civilisation, puis, après avoir remercié leur hôtesse, les invités prirent congé.
— Alors, Bunny, demanda miss Blacklock à son amie, lorsque le dernier fut parti, tu t’es bien amusée ?
— Énormément. Mais j’ai un mal de tête terrible !
— C’est le gâteau, dit Patrick. Je ne me sens pas très bien, moi non plus. N’oubliez pas, d’autre part, que vous avez croqué je ne sais combien de chocolats !
— Je vais aller m’étendre, annonça miss Bunner. Je prendrai un peu d’aspirine et je tâcherai de dormir.
— Excellente idée, approuva miss Blacklock.
Miss Bunner disparue vers le premier étage, Patrick demanda à sa tante s’il fallait aller fermer le poulailler. Miss Blacklock le regarda d’un œil sévère.
— Si tu es sûr de bien fermer la porte…
— Je ferai attention, je le jure !
— Alors, va !
Julia proposa un verre de xérès.
— Volontiers. On a perdu l’habitude de toutes ces bonnes choses... Tu m’as fait peur, Bunny ! Qu’est-ce qui se passe ?
Dora Bunner avait l’air consternée.
— Je ne trouve pas mes aspirines !
— Alors, prends les miennes ! Elles sont sur ma table de nuit.
— Il y en a aussi sur ma coiffeuse, ajouta Julia.
— Merci... Mais je me demande bien où sont passées les miennes !... Un nouveau tube ! Où diable ai-je pu le mettre ?
— Quelle importance ? s’écria Julia. De l’aspirine, il y en a plein la salle de bain ! Il y en a partout dans cette maison...
Miss Bunner retournait vers l’escalier.
— Oui, mais, ce qui m’ennuie, c’est de ne pas savoir ce que je fais des choses !
Julia emplissait son verre.
— Pauvre chère Bunny ! Peut-être aurions-nous dû lui offrir un peu de xérès ?
— Il valait mieux pas, répondit miss Blacklock. Elle est déjà très surexcitée et j’ai bien peur qu’elle ne soit patraque demain. En tout cas, elle se sera bien amusée.
— Ça, c’est vrai ! s’écria Phillipa.
— On offre un peu de xérès à Mitzi ? demanda Julia.
Son frère revenant, elle ajouta :
— Eh, Pat ! Va donc chercher Mitzi !
Mitzi parut peu après. Julia lui tendit un verre.
— Je bois à la meilleure cuisinière du monde !
Le toast était de Patrick. Mitzi, ravie, crut pourtant qu’elle se devait à elle-même de protester.
— Ce n’est pas exact. Je ne suis pas une vraie cuisinière. Dans mon pays, je suis une intellectuelle.
— Alors, vous gâchez vos dons ! Qu’est-ce qu’un travail intellectuel, quel qu’il soit, à côté de ce chef-d’œuvre qu’est la « Mort délicieuse » ?
— Oh !... Je vous ai déjà dit que je n’aimais pas...
— Eh ! qu’importe ce que vous aimez ! Ce gâteau, moi, c’est comme ça que je l’appelle et c’est à lui que je bois ! Levons nos verres en l’honneur de la « Mort délicieuse » et zut pour le reste !
3
— Phillipa, ma chère, je voudrais vous parler.
— Oui, miss Blacklock.
Phillipa Haymes leva les yeux, un peu surprise.
— Vous n’auriez pas des soucis ?
— Des soucis ?
— Il me semble que vous avez l’air préoccupée depuis quelque temps. Il n’y a pas quelque chose qui ne va pas, non ?
— Non, miss Blacklock. Que voudriez-vous qu’il y ait ?
— Mon Dieu... je pensais que, peut-être, Patrick et vous...
— Patrick ?
Phillipa, cette fois, était vraiment stupéfaite.
— Je me suis trompée ? reprit miss Blacklock. Alors, pardonnez-moi !... J’ai été indiscrète, mais que voulez-vous, bien que Patrick soit mon cousin, je ne crois pas qu’il ferait un bon époux. Du moins, pas avant quelque temps...
Phillipa s’était redressée.
— Je ne me remarierai pas.
— Mais si, ma chère enfant, mais si ! Vous vous remarierez un jour... Vous êtes jeune ! Vous verrez... Vous n’avez pas d’ennuis d’argent ?
— Non, non.
— Je sais qu’il vous arrive pourtant de vous faire du souci à propos de l’éducation de votre fils et c’est pourquoi je veux vous dire quelque chose. Je suis allée cet après-midi à Milchester pour voir Mr. Beddington, mon avoué. Les événements de ces derniers temps m’ont incitée à modifier mon testament, compte tenu de certaines éventualités. Le legs de Bunny excepté, Phillipa, tout ce que j’ai sera pour vous !
— Vous dites ?
— Peut-être, répondit miss Blacklock d’un ton bizarre, parce qu’il n’y a personne d’autre.
— Mais il y a Patrick et Julia !
— Oui, il y a Patrick et Julia.
La voix restait étrange.
— Et puis vous avez des parents.
— Très éloignés. Ils n’ont droit à rien.
— Mais moi non plus !... Je ne veux pas...
Il y avait dans les yeux de Phillipa plus d’hostilité que de gratitude. On eût juré, en outre, qu’elle avait peur.
— Je sais ce que je fais, Phillipa. J’ai fini par vous prendre en affection... et il y a l’enfant. Vous n’auriez pas grand-chose si je mourais maintenant, mais, dans quelques semaines, il en irait peut-être différemment.
— Mais vous n’allez pas mourir !
— Non, si je peux l’éviter... par les précautions convenables !
— Des précautions ?
— Oui. Réfléchissez... et ne vous tracassez plus !
Ayant dit, miss Blacklock quitta la pièce précipitamment. Phillipa l’entendit qui parlait à Julia dans le vestibule. Julia arriva quelques instants plus tard dans le salon. Elle avait les yeux brillants.
— Bien joué, Phillipa ! Vous faites vos coups en dessous, mais...
— Vous avez entendu ?
— J’ai entendu. Je crois que c’était dans le programme.
— Que voulez-vous dire ?
— Notre chère Letty n’agit jamais à la légère... Quoi qu’il en soit, vous êtes parée ! Vous êtes contente ?
— Mais, Julia, je n’ai jamais rien fait pour...
— Vraiment ? Je n’en suis pas si sûre ! Vous ne détestez pas l’argent... En tout cas, souvenez-vous bien d’une chose ! Maintenant, si quelqu’un dégringole la tante Letty, le suspect n° 1, c’est vous !
— Possible, mais ça n’arrivera pas ! Il faudrait que je sois folle pour la tuer maintenant, alors que, si j’attends...
— Tiens, tiens ! Vous avez donc entendu parler de cette Mrs. Machinchouette qui est en train d’agoniser en Écosse ?... Phillipa, je commence à croire que vous êtes une personne très, très redoutable...